« The Florida Project » : des ombres au pays des merveilles (2024)

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  • Cinéma

En filmant l’envers du décor de Disney World, le réalisateur Sean Baker tend un miroir déformant au rêve américain.

ParIsabelle Regnier

Publié le 20 décembre 2017 à 07h43, modifié le 20 décembre 2017 à 08h00

Temps de Lecture 6 min.

«The Florida Project» : des ombres au pays des merveilles (1)

L’avis du «Monde» – à ne pas manquer

Bienvenue à Orlando (Floride), siège de Disney World où l’Amérique se presse pour rendre hommage au dieu Mickey. A quelques miles à peine du saint des saints, sur l’échangeur que borde l’avenue des Sept-Nains (sic), à l’ombre des grandes enseignes qui font indifféremment la réclame pour des pandas en peluche et des armes automatiques, deux motels se font face. D’un côté, The Future, pavé de béton brut recouvert d’une peinture jaune poussin. De l’autre, le Magic Castle, dont l’insolente couleur mauve, les petites tourelles d’angle et la piscine cerclée d’une mince bande de gazon évoquent, au choix, le manoir de Barbie ou le château de la princesse dans un jeu vidéo Mario.

Lire le portrait : Article réservé à nos abonnés Sean Baker ou la tactique du franc-tireur

Destinés à l’origine aux moins fortunés des touristes Disney, ces logements ont été investis par une population ultra-pauvre qui s’y est sédentarisée, important avec elle son lot de fréquentations louches, de trafics, de distribution de nourriture par les camions de la Croix-Rouge. C’est là que vivent Moonee, Scooty et Jancey, trois sales gosses qui magnétisent la caméra de Sean Baker (jeune réalisateur américain remarqué, en2015, grâce au très pop Tangerine), et nous guident dans cette zone aseptisée aux allures de Toys’R’Us géant.

«The Florida Project» : des ombres au pays des merveilles (2)

Comme du chiendent

Vingt ans maximum à eux trois, ils grandissent là, livrés à eux-mêmes, tandis que leurs parents abîment leur jeunesse derrière les caisses d’un fast-food, devant leur télé à téter jusqu’au coma leurs pipes à eau, quand ils n’ont pas une seringue dans le bras. Cracher sur les voitures des voisins pour le plaisir de saloper les pare-brise, racketter les touristes pour se payer une glace, transformer le moindre renfoncement en béton en grotte magique, jeter des poissons morts dans la piscine pour voir si par hasard ils ne ressusciteraient pas… Interdits de séjour dans le royaume Disney, ces enfants qui poussent comme du chiendent s’inventent, dans son ombre, un monde merveilleux etgrimaçant, qui en révèle l’étendue du mensonge.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : «The Florida Project», les dessous crasses du rêve américain

Halley, la mère de Moonee, est une jeune femme à la répartie claquante, qui a érigé son souverain mépris des normes comme rempart à sa fragile dignité. Sans autre horizon que celui de la consommation immédiate, elle ne sort de sa chambre que pour faire la fête ou gagner quelques billets quand vient l’heure de régler son loyer. Lorsque le bénéfice dépasse ses espérances, elle entraîne sa fille dans une orgie de junk food. Halley est drôle. Elle se prête à tous les jeux des enfants, quand elle n’est pas trop perchée. Elle est gentille, tant que sa survie n’est pas menacée. Halley est punk. Elle refuse d’intégrer un monde adulte qui ne lui laisse espérer rien d’autre qu’une vie d’esclave. Halley est une enfant. C’est bien pour cela que les enfants l’aiment. C’est bien pour cela qu’elle ne peut rien pour eux.

«The Florida Project» : des ombres au pays des merveilles (3)

Damnés de l’enfer néolibéral

La tragédie qui se noue ici, baignée dans les couleurs pop des panneaux d’affichage, trouve une expression saisissante dans une scène qui voit cette jeune mère tourner les talons après que le ­gérant du motel (Bobby, génialement interprété par Willem Dafoe) la contraint à libérer sa chambre pour vingt-quatre heures, le temps de l’enregistrer comme une nouvelle cliente. Furieuse, elle mime alors l’attitude d’une enfant qui boude, traînant les pieds, bombant le ventre, attitude que Moonee, lui emboîtant le pas, imite aussitôt pour jouer. Le malaise diffus qu’inspirait depuis le début du film cette inversion des polarités entre enfant et adulte se cristallise dans ce moment de vertige où une gamine s’amuse, du haut de ses 6ans, à singer une adulte qui fait l’enfant.

Lire aussi dans « M» : La vie au motel, à l’ombre de Disney

En adoptant le point de vue de ses jeunes personnages, Sean Baker s’interdit d’en juger aucun

En adoptant ainsi le point de vue de ses jeunes personnages, Sean Baker s’interdit d’en juger aucun, et c’est là la beauté du film. Mère indigne, sans doute, Halley incarne avant tout le peuple des damnés de l’enfer néolibéral. Chair à canon d’une société de consommation déchaînée, elle n’a pour la protéger que ce brave Bobby, bloc de solitude dont on ne sait pas bien pourquoi il a échoué là et qui se distingue par un sens des responsabilités et de la solidarité, par un humanisme tendre, en somme, semblant sorti d’un autre âge. Pris entre le marteau de son employeur, qui n’a pas renoncé à faire venir les touristes au Motel, et la solidarité qu’il ressent envers les habitants, Bobby fait figure d’ange gardien. Aussi bienveillante qu’irréaliste, sa présence permet aux liens de se tisser entre les personnages, et à la fiction de prendre son envol.

C’est sur le visage de Moonee que l’émotion finit par exploser, libérant un océan de larmes que la petite fille semblait avoir réprimé toute sa vie, et avec lui cette enfance qu’elle œuvrait si vaillamment à étouffer. Aussi déchirant que soit ce tableau, il n’étouffe pas la foi glorieuse de son auteur dans l’humanité. Sans doute Halley est-elle perdue pour la cause, mais les enfants, eux, ne le sont pas. La puissance de leur désir est telle qu’elle autorise tous les espoirs.

Film américain de Sean Baker. Avec Brooklynn Prince, Bria Vinaite, Willem Dafoe (1h51). Sur le Web : www.le-pacte.com/france/prochainement/detail/the-florida-project et floridaproject.movie

Isabelle Regnier

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